Népal 2015, tempête sous un crâne...

  • Le 31/05/2015
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J'ai extrait de mon journal personnel quatre journées qui me paraissent, à la relecture, avoir un sens pour que je les partage. Ces considérations qui n'engagent que moi (et la vision du monde qui m'entoure) ont été couchées sur le papier alors que vient de se produire un tremblement de terre... (Népal - printemps 2015)

J'y étais, oui, j'y étais... Et qui plus est, à une infime distance de l'épicentre, moins de 80 kms à vol d'oiseau, un rien à l'échelle de la Terre. A peu de choses près, à la même distance de Kathmandou, mais dans la direction opposée et avec un "mur" entre lui et moi : la chaîne des Annapurna. Pour mon bonheur, cette fois-ci, je n'étais pas dans une des régions situées à l'est de la capitale (Helambu, Ramechhap, Solu Khumbu), ni au camp de base de l'Everest, ni même dans la région du Manaslu et de Gorkha, non, tout simplement au nord de la chaîne de l'Himalaya, au Mustang. J'ai eu la chance de me trouver "du bon côté", mais quelle bonne idée j'ai eue d'avoir décidé ce printemps-là de retourner arpenter cette région assurément protégée des Dieux, ce secteur désertique dont le sous-sol s'est formé il y a plus de 40 millions d'années quand le sous-continent indien est venu percuter l'Asie en créant la chaîne de l'Himalaya. Cette dernière, au moment de la surrection, a propulsé les fonds marins de la mer de Téthys à une hauteur de plus de 3500m au-dessus du niveau de la Terre, créant par là-même un désert d'altitude d'une épaisseur telle que les ondes sismiques, même les plus violentes (comme celles qui ont ravagé le Népal il y a quelques jours avec un rare coefficient de 7.8 sur l'échelle de Richter) se sont trouvées atténuées au niveau d'un simple effet de frémissement comme lors du passage d'un camion sur un pont en béton... Incroyable mais vrai ! Autour de nous, quelques cailloux ont dévalé d'un couloir abrupt et puis c'est tout. Vraiment tout !

Alors quand ma femme m'a annoncé en pleurs au téléphone satellite lundi vers midi que le "Grand Jour" était arrivé ce samedi précédent (depuis deux jours je n'avais pas pu communiquer avec elle), quel ne fut pas mon hébétement, mon incrédulité, et pendant de longues secondes... Comment se pouvait-il que cela fût ? Kathmandou, le camp de base de l'Everest, la région des collines du Népal... Non, non, non, impossible, j'y étais, ou presque... Certes, entre amoureux du Népal, on parlait souvent de ce "Grand Séisme qui aurait lieu un jour et qui anéantirait la vallée de Kathmandou", sans trop y croire, comme un vieux copain que l'on n'a pas vu depuis des lustres et qui éventuellement pourrait passer à la maison un jour ou l'autre, de manière improbable, et pourtant... Aujourd'hui, que de vies détruites, que de familles en deuil, tout ou presque à reconstruire dans un pays déjà l'un des plus pauvres du Monde et qui n'a que le tourisme pour survivre. Dès la connaissance des évènements, j'ai bien évidemment modifié l'itinéraire du trek pour mettre le plus rapidement le groupe en sécurité. On laisse de côté les sentiers un peu vertigineux, on choisit de traverser de larges plateaux, de suivre les larges vallées fluviales (il ne s'agirait pas qu'une des répliques du séisme vienne nous toucher...), et on a rejoint le village de Tsarang, le meilleur endroit du Mustang à ma connaissance pour mettre tout le monde en sécurité, népalais et "touristes". C'est un endroit magnifique, un large plateau agraire situé loin des montagnes et où les panoramas se dégustent à perte de vue : les faces nord des massifs du Damodar, du Purkhung et de l'Annapurna. Mais, juste derrière ces splendides pics glacés, au sud de l'Himalaya, on imagine l'horreur, la souffrance... A Tsarang, l'électricité arrive à 6 heures du soir. On a allumé la télé satellite et les images se sont imposées d'elles-mêmes dans notre quotidien. Ca a fait mal. On pouvait se dire que cela s'était produit à l'autre bout du Monde et que oui on allait participer à l'effort collectif en envoyant des dons... Mais non, c'étaient bien les villes et villages du Népal que l'on identifiait sur les images, et puis tous ces gens sur le bord des routes ou sous des abris de fortune à Ratna park c'étaient bien des népalais... C'étaient bien aussi des journalistes népalais qui relataient les évènements en live dans des conditions plus que sommaires et en langue népali. On a assisté à l'émouvante intervention du président remerciant les pays qui se sont immédiatement mobilisés (et la France est présente, on a même entendu dans un autre reportage un "Damien, surveille bien l'oxygène !" qui nous a fait chaud au cœur...). P...!

Que faire maintenant ? Quatre jours après le séisme, la route de Kathmandou à Pokhara est en passe de redevenir opérationnelle, les aéroports ne semblent pas avoir été touchés, a priori rien ne pourrait nous empêcher de rejoindre d'ici quelques jours la capitale que les médias annoncent, à grand renfort d'images, dévastée. Mais pourquoi venir augmenter par notre présence le nombre de personnes inutiles dans une zone sinistrée et dont il va falloir s'occuper, pourquoi encombrer les secours alors que les images de la télé attestent qu'ils semblent plutôt correctement organisés, certes "à la népalaise" mais avec suffisamment de monde, la police, l'armée, les pompiers, les aides internationales, du moins sur la vallée de Kathmandou... Que pourrions nous faire de plus sinon les gêner plutôt que les aider ? Et puis, à quoi peut-on servir ? Un ex-ingénieur télécom, une prof des collèges spécialisée en gestion et une acheteuse dans une grande entreprise métallurgique... En gros, aucune compétence pour couvrir les besoins immédiats. Tiens ! Pourquoi ne pas aller porter de l'aide dans les villages touchés, loins de la capitale ils auront reçu des secours bien plus tardivement. Mais combien de temps nous faudra-t-il pour y parvenir, deux ou trois jours est le délai maximum pour pouvoir sauver une personne sous des décombres. Vous croyez qu'ils vont nous attendre ? Les villageois se seront organisés, bien entendu... Et on se trouve à au moins 4 jours de piste de la capitale. Et là, on n'est pas encore arrivé : il faut trouver un transport terrestre vers les zones sinistrées... Impossible sans des moyens de locomotion aériens de pouvoir être opérationnel rapidement, et il ne faut pas se leurrer, les hélicoptères ne sont pas utilisés pour acheminer des bénévoles vers des sites reculés mais pour emmener des blessés vers les structures sanitaires officielles ou de fortune, quand ils peuvent décoller, en rapport avec les conditions météorologiques du moment...

Alors ? "Ke garne ?" diraient les népalais. Il nous reste presque quatre semaines de "vacances". Il semble que nous soyons en sécurité dans ce Mustang fait de bric et de broc mais avec un sous-sol protecteur en sable. Alors, autant poursuivre notre périple, ne croyez-vous pas ? Je ne dis pas cela par égoïsme pur mais parce que je viens de découvrir un aspect des choses qui ne m'avait pas "sauté aux yeux". Lisez plutôt : le staff a reçu des nouvelles rassurantes depuis son village situé sur la Timal danda, en gros c'est situé à l'est de Kathmandou dans une zone touchée, entre Dulikhel et Charikot (les maisons sont par terre mais les gens sont debout...) et nous demande de poursuivre le périple avec lui. Etonnant peuple que ces tamangs : "ça fait partie de la vie, ça va, ça vient, on s'occupera des aspects matériels plus tard...". Mais, je leur dis : "vous voyez les images, vous recevez des informations de votre village par téléphone (impressionnant, mais les communications mobiles internes et externes ont toujours fonctionné parfaitement...), je vous "libère", allez aider vos proches à reconstruire un abri, je me débrouillerai bien tout seul, vous serez payés même sans travailler pour moi...". Que dire de plus pour les convaincre ? Je ne sais plus... Eh bien non ! Tout le monde reste, on continue de plaisanter, on joue aux cartes, on rachète de la nourriture, on prépare la suite du trek comme si de rien n'était... Incompréhensible pour un occidental !

Ce soir, lorsque l'ampoule basse puissance va s'allumer, vers les 6 heures du soir, la télé va redevenir le centre d'intérêt de l'assemblée regroupée dans la dining-room du lodge. Enfin, pas sûr sûr, car comme hier, la kitchen va composer le repas du soir, la partie de cartes se poursuivra dans une pièce annexe, enfin quoi, la vie "comme ci, comme ça" va continuer, ici, au Mustang, ce petit coin de paradis qui a été épargné, alors qu'on est si proche, si proche de l'horreur...

La journée n'est malheureusement pas finie, le drame vient toucher notre équipe : en début de soirée, les téléphones ont résonné dans la nuit alors que la lune inondait les paysages du Mustang leur donnant cet aspect à nul autre pareil, de grandes étendues sableuses baignées d'une lumière blafarde. Ce coup-ci, on ne reçoit pas de bonnes nouvelles : le fils de l'un des porteurs qui m'accompagnent a été retrouvé mort sous les décombres de la maison, la femme d'un autre est blessée au dos... Heureusement pour eux, ça s'arrête là ! A Tsarang, il y a des jeeps et des camions qui passent à longueur de journée. Là, ils me demandent "l'autorisation" de rentrer. "Bien évidemment, quelle question !" Mais le plus étonnant reste à venir : le porteur dont le fils est décédé, pourtant habituellement peu loquace, demande à prendre la parole devant toute l'équipe et me dit texto "regretter qu'il soit la cause de ce contretemps qui va perturber la suite de mon voyage"... Incroyable, non ? Je lui réponds en népali "que la priorité est [bien entendu] sa famille et que mon voyage compte bien peu à côté du malheur qu'on vient de lui annoncer et que je m'associe au plus profond de moi à la peine qu'il ressent"... Vite fait, bien fait, on organise pour le lendemain le transport en jeep (ils sont maintenant quatre porteurs à vouloir retourner dans leur village et un assistant de route). Elle va leur permettre de descendre jusqu'à Jomosom d'où ils pourront prendre un premier bus jusqu'à Beni puis un autre jusqu'à Kathmandou et au-delà essayer de monter dans un autre vers Timal. Et là, cela risque d'être plus compliqué : aux informations télévisées, on voit bien que de nombreux habitants de Kathmandou essaient de quitter la capitale (beaucoup d'hommes travaillent à Kathmandou mais toute la famille est restée au village) mais qu'il n'y a que bien peu de transports pour ce faire. Rejoindre la capitale devrait être assez aisé, embouteillages mis à part, mais en repartir...

Pierre Martin, Tsarang (Mustang - Népal), le 29 avril 2015.

Tsarang team 30042015

Ce matin, les quatre porteurs et l'assistant de route partent en jeep de Tsarang comme prévu. Dix minutes plus tard, un coup de fil nous informe qu'il est très difficile de trouver une place dans un bus en direction de l'ouest et qu'il ne faut pas compter que cela se débloque avant plusieurs jours, même si la route de Kathmandou à Pokhara vient d'être rendue à la circulation. Le renfort espéré en porteurs n'arrivera pas jusqu'à nous. Conseil de "guerre" : pas de porteur, on remplacera par des mules, pas de matériel de haute montagne, on n'ira pas se mesurer au Bhrikuti Shail, pas de complément de nourriture "touristique", on mangera local. Entre les épiceries de Tsarang et de Lo Monthang qui sont alimentées comme à l'habitude par la filière chinoise, on ne manquera de rien pour les quinze jours de wilderness dans le far-east du Mustang. On n'a pas d'argent pour payer ? Le cuisinier du Kailash hotel dans lequel nous sommes hébergés est bien connu dans le coin. Il engage les frais sur son honneur, attestant auprès des créanciers que l'argent va être viré et que tous les commerçants seront payés d'ci une quinzaine de jours à notre retour du far-east. Le pétrole ? Pas de problème non plus, il y a un dépôt ici même... On se promène dans les rues de Tsarang, salués par de nombreux "Namaste" et "Tashi delek". Il est vrai que nous sommes les seuls "touristes" en ville et que l'on commence à faire partie de la famille lopa. Les lodges sont vides mais, il n'empêche, on couche quand même dehors sous la tente. Des fois qu'une réplique du séisme se décide à venir nous titiller au milieu de "notre" royaume béni des Dieux... Les mules viennent de Jomosom, elles n'arriveront que demain soir. Ce soir, c'est encore la télé qui à partir de 6 heures nous rappellera notre situation de privilégiés, qui fera perdurer le lien avec le reste du Népal, là où la souffrance et à présent le désespoir sont devenus le lot quotidien d'une grande partie de la population. Maintenant, nous sommes autonomes, il ne manque plus que les mules... Encore une journée de repos à Tsarang, on ne va pas se plaindre, il y a sûrement bien pire comme condition, si près de nous, tiens par exemple de l'autre côté de l'Himalaya...

Pierre Martin, Tsarang (Mustang - Népal), le 30 avril 2015.

Tsarang tv 28042015Nous sommes arrivés de notre far-east du Mustang depuis deux jours déjà dans la capitale du "royaume". Mis à part les cumuls importants de neige qui nous ont pas mal embêtés dans notre circumambulation, tout s'est passé très correctement au milieu d'espaces naturels d'une beauté à couper le souffle, en réel comme au figuré... Bien qu'à travers les communications quotidiennes par satellite nous avions été informés des centaines de répliques qui s'étaient produites pendant cette période sur la zone durement touchée, ici dans le haut Mustang, point de tout cela. Le premier village que nous croiserons sera Samdzong, le 8 mai, un endroit du bout du Monde sans autre sujet de préoccupation particulier que la réparation des terrasses détruites il y a 4 ans par des coulées de boue... Le lendemain, on se pose au lodge de Chhoser où on peut constater à la télévision que la vie est vraiment en train de repartir dans la vallée de Kathmandou, que les villages dévastés de la région des collines viennent de recevoir "un peu" d'aide sous forme de tentes, de rouleaux de bâches en plastique et de nourriture. Après trois nuits passées à découvrir les merveilles de la région, nous arrivons à Lo Monthang vers midi le 12 mai. Un bref tour de la ville close nous conforte sur le fait qu'elle n'a pas souffert du séisme du 25 avril. Une étude un peu plus poussée dans l'après-midi infirmera cette première impression puisque de grosses lézardes sont apparues sur les murs du Palais Royal, sur la maison à plusieurs étages qui lui fait face de l'autre côté de la place pavée (ses habitants l'ont d'ailleurs désertée pour se réfugier dans la Lo Monthang guest-house...). Sinon, d'autres habitations présentent quelques fractures bénignes vite rebouchées par un torchis local. En gros, tout va (presque) pour le mieux à l'exception du manque criant de touristes (habituellement 3 à 400 à cette période) pour venir assister au festival Tiji... Seule ombre au tableau quand même : beaucoup de familles d'ici disposent de maisons du côté de Bodnath à Kathmandou et quelques unes d'entres-elles ont subi quelques dégâts... On s'installe dans un lodge "moderne" (structure en béton oblige...), de toute façon pas besoin de réserver puisqu'il n'y a personne..., et on commence à occuper notre temps libre par des randonnées à la journée autour de Lo Monthang en attendant le début des festivités de Tiji. Et pourquoi donc n'auraient-elles pas lieu ? Ici, tout est calme, hors du temps, rien ne se passe d'autre que la vie campagnarde habituelle, en gros celle que je j'apprécie depuis 6 ans et qui me fait revenir ici chaque année...

A Lo Monthang, il y a de multiples occasions de partager un moment avec les locaux (on n'oublie pas le rakshi !) - photo O.Semmezies

Pas  besoin de regarder la télévision, ni de passer des coups de fil vers la France, tout va bien... On est en sécurité, n'est-ce pas ? Un appel téléphonique inquiet de ma femme encore une fois me laisse pantois : le 12 mai vers midi s'est produit un nouveau tremblement de terre avec comme épicentre la ville de Dolakha (6,1 me dit-elle, à la télé ils parlent de 7.4...). Certes 12 fois moins puissant que le premier, il a dû faire tomber les derniers murs encore debout mais fragilisés par le tremblement de terre du 25 avril... Je la rassure quant au parfait niveau de sécurité dans lequel nous sommes immergés. Ici, il suffit juste de ne pas traîner le long des murs du Palais Royal, c'est dire ! Je m'en ouvre auprès de mon ami Tsewang qui me confirme cette information (comment faire autrement...) mais surtout il me parle "d'un tremblement de terre qui s'est produit au même moment à Jomosom alors qu'il était en train de revenir de Kathmandou en bus"... Il me montre les photos de la guest-house écroulée, du pont sur la Kali Gandaki monté en V parce que les deux rives se sont un peu trop rapprochées... Bref, juste une péripétie. Ici, tout va bien, n'est-ce pas ?

Pierre Martin, Lo Monthang (Mustang - Népal), le 14 mai 2015.

Lomonthang fissures1         Lomonthang fissures2

Les fêtes de Tiji se sont admirablement déroulées les 15, 16 et 17 mai sur la place centrale de Lo Monthang avec la présence d'une belle assistance locale (de touristes, nous étions au maximum 30, quand même...) surtout, comme à l'habitude le deuxième jour, alors que nombre de villageois des alentours convergent vers la cité royale. La même ferveur que les autres fois pour ce peuple très imprégné de ces croyances religieuses bön ou bouddhiste. Seuls les artisans et les commerçants auront trouvé que cette année 2072 (pardon, 2015...) commence décidemment bien mal, les hôteliers aussi, avec un taux de remplissage de leurs guest-houses proche de 0%, les marchands d'antiquités errant désespérément dans les ruelles espérant croiser un acheteur potentiel, les conducteurs de jeeps dont les véhicules sont restés scotchés au parking, etc.

Pierre Martin, Ghiling (Mustang - Népal), le 20 mai 2015.

Tiji2015

Quelques mois après mon retour en France, j'ai l'occasion d'échanger avec une trekkeuse, Anne-Marie, qui se trouvait au même moment que moi au Népal, mais du mauvais côté de la chaîne de l'Himalaya, dans la vallée de Tsum entre Manaslu et Ganesh. Vous pouvez prendre connaissance de son récit plutôt poignant ici : http://danslesol.fr/content/retour-de-voyage-au-népal-0/

Himalaya Mustang nepal trek annapurna